Guinée : des périodes de turbulences s’annoncent

4 juin 2022 7 min(s) pour lire
Partager sur

Neuf mois après le coup d’Etat du 5 septembre 2021, des tensions montent entre la junte au pouvoir et des acteurs sociaux et politiques d’une part et d’autre part, entre la junte et les chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). La durée de la transition fixée à 36 mois par le Conseil National de Transition (CNT), l’interdiction des manifestations sur la voie publique ou encore la récupération des domaines de l’Etat constituent des points de discorde. Avec les menaces de sanctions de la CEDEAO et de reprise des manifestations par le Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC) et certains grands partis du parti, tout porte à croire que le pays s’apprête à vivre des périodes difficiles.

Divorce entre le CNRD et des acteurs politiques et sociaux

Le Comité National du Rassemblement pour le Développement (CNRD) ne conjugue plus le même verbe avec les plus grands partis du pays notamment l’UFDG de Cellou Dalein Diallo, l’UFR de Sidya Touré, le RPG arc-en-ciel le parti de l’ancien président Alpha Condé ainsi que le FNDC, le mouvement de protestation contre le troisième mandat de l’ancien président.

Tout a commencé avec le processus de récupération des domaines de l’Etat et la traque aux biens mal acquis. Dans le cadre de cette opération, la junte a récupéré les résidences de Sidya Touré et Cellou Dalein Diallo à Conakry. A la rencontre de ses militants récemment en Gambie, Cellou Dalein a également annoncé que sa résidence de Labé, sa ville natale ainsi que sa plantation de Coyah ont été marqués comme étant des biens de l’Etat.

Dans le cadre de la moralisation de la vie publique, la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF) a décidé de poursuivre des dignitaires de l’ancien régime et cadres du RPG arc-en-ciel. L’ancien Premier ministre, Ibrahima Kassory Fofana, l’ancien président de l’Assemblée nationale, Amadou Damaoro Camara et d’autres anciens ministres comme Dr Mohamed Diané, Oyé Guilavogui, Albert Damantang Camara, Ibrahima Kourouma sont tous en prison aujourd’hui pour des faits présumés de détournement de deniers publics et d’enrichissement illicite. Et beaucoup notamment l’ancien président sont également cités et poursuivis pour des crimes de sang. La semaine dernière, la CRIEF a également adressé une convocation au président de l’UFDG, Cellou Dalein Diallo qui doit être entendu le 13 juin 2022 pour des faits présumés de détournement de deniers publics, de corruption et d’enrichissement illicite.

Pour ces partis politique, le CNRD veut écarter les candidats potentiels pour les futures élections pour imposer son candidat. On reproche également à la junte, une volonté de s’éterniser au pouvoir en décidant de fixer de façon « unilatérale » la durée de la transition à 36 mois avec la « complicité » du CNT et, en violation de la charte. Pour ces leaders politiques, la charte de la transition est claire : « La durée de la transition est fixée en commun accord entre le CNRD et les forces vives du pays ».

Une position partagée par le Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC) qui dénonce aussi les décisions « unilatérales » du CNRD et le manque de visibilité sur la transition. L’on demande également la liste des membres de la junte et la déclaration des biens des membres du gouvernement, des responsables du CNRD et des responsables des organes de la transition.

Interdiction des manifestations sur la voie publique

Dans un communiqué en date du 13 mai 2022, la junte a pris acte de la durée de 36 mois de la transition adoptée par le Conseil National de Transition, « en dépit de l’immensité des tâches impératives au retour à l’ordre constitutionnel ».

Le communiqué signé par le chef d’état-major des armées précise que « pour mener à bien le chronogramme de la transition et la politique de refondation enclenchée depuis le 5 septembre 2021 », les manifestations de rues sont interdites « jusqu’aux périodes électorales ». Les acteurs politiques et sociaux sont invités à circonscrire aux sièges de leurs formations, toute forme de manifestation ou regroupement à caractère politique.

Une décision vigoureusement condamnée par le FNDC et le collectif des avocats qui parlent de mesure liberticide.

A leur suite, Amnesty International et six autres ONG internationales ont dans un communiqué, exigé « le rétablissement immédiat de manifestation pacifique ». En outre, ces organisations estiment que la décision « viole les traités et conventions internationales auxquelles la Guinée a librement souscrit » ainsi que la charte de la transition.

Et le 30 mai 2022, ce fut le tour du bureau des Nations-Unies pour les Droits de l’Homme de se faire entendre. L’organisation onusienne par la voix de son Haut-commissaire Michelle Bachelet a indiqué dans un communiqué que « les mesures annoncées pour restreindre les rassemblements publics et les manifestations ne sont pas conformes aux exigences de nécessité et de proportionnalité ». Mieux, Mme Bachelet a indiqué que « ces mesures violent donc les normes et standards internationaux en matière de droits de l’homme et constituent un recul sur la voie du renforcement de la démocratie et de l’État de droit. »

Le CNRD catégorique

Malgré ces appels et la menace de manifestations du FNDC qui a juré de ne pas se plier à cette mesure, la junte a décidé de ne pas reculer. Dans un autre communiqué mardi 31 mai 2022 elle a réitéré sa position.

« Rien ne pourrait justifier les marches en cette période sensible de la vie nationale où les Guinéens ont repris à se parler en frères. Tout en invitant les acteurs des forces vives de la nation, autour de la table, afin de débattre de tous les désaccords ou différends éventuels, le CNRD et son président réitèrent qu’aucune marche ne sera autorisée aussi longtemps que les garanties d’encadrement ne seront pas réunies », peut-on lire dans le document.

Et la réponse du Front National pour la Défense de la Constitution ne s’est pas fait attendre. Le mouvement regrette « cette attitude dictatoriale du CNRD » et invite les citoyens pro-démocratie à la mobilisation pour « la reprise imminente des manifestations citoyennes et pacifiques » à Conakry et à l’intérieur du pays pour, dit-on, empêcher la confiscation du pouvoir par le CNRD et exiger un retour rapide à l’ordre constitutionnel.

La tension monte et beaucoup craignent la reprise des violences dans le pays. Pendant ce temps, la junte refuse toujours la nomination d’un médiateur de la CEDEAO.

Menaces de sanctions de la CEDEAO

Les dirigeants de l’organisation sous-régionale se réuniront le samedi 4 juin 2022 pour examiner les situations sociopolitiques au Mali, en Guinée et au Burkina Faso.

Sur le cas guinéen, la CEDEAO avait demandé une transition de courte durée mais la junte a opté pour trois ans et reste catégorique sur sa position. Ce qui fait penser déjà que le pays n’échappera pas aux sanctions de l’organisation.

D’ailleurs, le président sénégalais et président en exercice de l’Union Africaine a annoncé les couleurs de ce sommet de la CEDEAO dans un entretien accordé à Jeune Afrique.

« Nous étions tout à fait disposés à collaborer avec les nouvelles autorités pour accompagner la transition. Réponse sans appel de la junte : ce sera trente-neuf mois ! C’est impensables (…) La CEDEAO prendra des mesures», a-t-il déclaré.

Avec la vie chère, l’augmentation du prix des produits pétroliers et ses conséquences, les éventuelles sanctions de la CEDEAO et les menaces de reprise des manifestations, la Guinée et les Guinéens risquent de se retrouver dans une situation compliquée.