Il est indéniable que dans la vie de chaque être humain, il existe une date ou un événement inoubliable. Le mardi 16 septembre 2014 restera à jamais gravée dans ma mémoire et à chaque commémoration, je me sens ressuscité. Du stress, de la douleur, de l’angoisse, de la tristesse… j’en ai vécu ce jour-là, ma famille aussi. Cela fait neuf (9) ans aujourd’hui que je ne me suis plus revue avec mon frère, mon complice, Facely Camara. La douleur est immense et j’ai l’impression que c’était hier.
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Un claquement de doigts et ma vie a basculé. J’ai échappé à la mort mais j’ai perdu un être cher
Le vendredi 12 septembre 2014, en ma qualité de jeune reporter à la radio Liberté FM de N’zérékoré je fus sollicité pour être dans l’équipe de média qui devait accompagner les autorités pour une tournée de sensibilisation contre la maladie à virus Ébola dans différentes collectivités. En ce moment, la Guinée faisait face à une épidémie d´Ébola sans précédent avec plusieurs décès déjà enregistrés et la Guinée Forestière était l’épicentre de la maladie. Le départ fut programmé pour mardi mais les choses ne se passeront pas comme prévu. Dans l’après-midi du lundi 15 septembre 2014, je reçois un appel de Boubacar Yacine Diallo à l’époque président de l’Union des Radiodiffusions et Télévisions Libres de Guinée (actuel président de la Haute Autorité de la Communication) m’informant de la tenue d’une synergie des radios privées le lendemain, mardi 16 septembre 2014. Je suis désigné pour travailler sur des reportages et préparer les invités à N’zérékoré. Ayant tenté plusieurs options sans succès, j’ai donc décidé de me faire remplacer dans l’équipe médias devant accompagner les autorités. Le soir aux environs de 19 heures, j’appelle Facely Camara et je l’informe du changement de mon programme tout en le demandant de me remplacer. Ce qu’il acceptera avec joie. Il aimait le terrain et avait une forte passion pour le métier de journalisme qu’il a embrassé à travers moi.
Comme chaque jour avant d’aller au bureau, ce petit matin du mardi 16 septembre 2014, Facely passe me chercher à la maison. Nous prenons le petit-déjeuner ensemble comme d’habitude avant de continuer à la radio qui se trouve à quelques mètres de chez moi. Avant de rejoindre l’équipe à la préfecture, le point de départ de la mission, je le raccompagne au portail en le taquinant en ces termes : « Reporter de guerre ». A lui de de me répondre : « Il ne faut pas que ça soit comme Claude Verlon et Ghislaine Dupont » en faisant référence aux deux reporters de Radio France Internationale (RFI) assassinés le 02 novembre 2012 à Kidal au Mali. Il ignorait certainement qu’il allait subir le même sort et moi je ne savais pas aussi que l’on se quittait à jamais.
Une folie collective et barbare
Le mardi aux environs de 11 heures et demie, le cortège arrive à Womey, situé à une cinquantaine de kilomètres de N’zérékoré. Dans la délégation, il y avait entre autres le Gouverneur Laneceï Condé, le Préfet Aboubacar Mbopp Camara, le Directeur Préfectoral de la Santé de N’zérékoré Dr Ibrahima Fernandez, le Directeur adjoint de l’hôpital de N’zérékoré, Mamadou Aliou Barry, le pasteur Moise de la clinique Nzao, le journaliste Facely Camara (Radio Liberté), Christophe Millimono (Directeur Radio Rurale) et 3 de ses journalistes ainsi qu’une sociologue, le Sous-préfet de Womey Moriba Touré, le Chef du Centre de Santé de Womey, deux gardes du corps et trois gendarmes non armés.
Aux dire de certains rescapés, l’accueil fut chaleureux et les membres de la délégation s’installèrent à la Tribune. Au bout de quelques minutes de sensibilisation, certains villageois commencèrent à se retirer et un groupe important de femmes apparut. Ces femmes seraient des « initiées de la forêt sacrée ». Elles sont rejointes par des hommes munis de machettes, de haches… Les jets de pierres commencèrent, c’est la débandade, le sauve-qui-peut. Dans cette situation, huit (8) personnes seront sauvagement tués.
Mais à Nzérékoré, l’information n’est pas répandue. Aux environs de 15 heures, je reçois successivement l’appel d’une amie à Conakry, un autre ami directeur de radio à Kissidougou et un responsable du Bureau des Nations Unies me demandant ce qui se passe à Womey. Je n’avais aucune information. J’appelle Facely ses numéros ne passent pas. Je tente d’avoir le Préfet et le Gouverneur, les téléphones sonnent mais sans réponse. Je suis confus et perturbé.
Quelques heures après, on apprend qu’une partie de la délégation est prise en otage. Les autorités décident d’envoyer des gendarmes mais face à la résistance des femmes du village, ils replieront pour « éviter le scénario de Zogota ».
Le lendemain [mercredi 17 septembre 2014], le Gouverneur convoque une réunion d’urgence dans la salle de conférence de la préfecture pour réfléchir comment libérer « les otages ». Entre-temps, les ministres Rémy Lamah (Santé) et Alhousseine Makanéra Kaké (Communication) qui étaient en mission à Guéckédou arrivent et coïncide à la rencontre. Le colonel Rémy demande de déployer l’armée. Mais nous en tant que parents et proches des personnes dont on n’avait pas les nouvelles, nous avons demandé plutôt une médiation en impliquant les sages et religieux. Nous n’avions pas l’information que les gens ont été tués. L’autorité accède à notre demande et décide d’envoyer des sages et responsables religieux mais sans suite. Le village est vide, les habitants ont fui.
Le jeudi, le ministre Rémy prend la décision de faire intervenir l’armée. C’est là on découvre que les huit membres de la délégation qui étaient sans nouvelles ont été tués, les corps découpés à la machette puis dissimulés dans la fosse septique de l’école du village, recouverte ensuite de ciment.
Je n’ai pas reconnu le corps de mon ami
A Womey, c’était une barbarie d’un autre âge. Dans la nuit du jeudi, les corps arrivent à l’hôpital de N’zérékoré dans un état de décomposition avancée.
Le matin, nous sommes invités pour identifier les corps de nos proches. J’étais dans la famille de mon ami quand j’ai reçu l’appel de Alpha Saliou Diallo, directeur de radio Liberté. Il me demande comment Facely était habillé, quelle était la couleur de sa ceinture… J’étais agacé par ses questions. « Comment quelqu’un qui travaillais avec toi tu n’arrives pas à l’identifier ? » Lui ai-je demandé. Mais il ne répond pas et ne cesse de pleurer. Ainsi, je décide de me rendre moi-même à l’hôpital. Pour moi, c’était facile de reconnaître mon homonyme parce qu’il avait un sixième doigt. Mais on parle de doigt si les bras et la main existent. J’entre dans la morgue et au premier corps, je me suis évanoui. Ce que je venais de voir était inimaginable. Je me suis senti à la place de mon ami. J’étais traumatisé.
A chaque 16 septembre, c’est ce triste souvenir qui me réchauffe de l’intérieur et me déchiré violemment le cœur en même temps. Mais ce qui me fait mal davantage, c’est l’irresponsabilité de notre État. Aujourd’hui, les familles de ces personnes sont oubliées et rien n’a été fait pour leur rendre hommage. Mais comme l’a dit quelqu’un : « Une personne qui a quitté ce monde ne meurt pas tant qu’il reste au moins une personne pour penser à elle, qui continue à perpétuer le souvenir ».
A mon frère et ami Facely Camara et à toutes les autres victimes de cette barbarie à visage inhumain, je tiens à vous rendre hommage. Vous êtes morts en sauvant des vies et vous êtes nos héros.